Il paraît que je suis dérangée. Qu'une telle entrevue secrète, M. le Président/Mme Bâ, n'existera jamais que dans les espérances d'une folle. Dommage, dommage. Revenons au cher 13-0021.
Croyez-moi, j'aurais préféré vous économiser du temps et ne répondre que par trois mots maximum aux questions que, très légitimement, votre administration me pose. Mais comment puis-je vous faire comprendre la respectabilité de notre famille sans évoquer l'histoire du crocodile ? Or je consulte et reconsulte le début de votre beau formulaire gratuit et ne trouve aucune demande d'information concernant notre tana, notre animal interdit.
Sans cette connaissance primordiale, toutes les autres données que je pourrais scrupuleusement vous fournir, nom patronymique, prénoms, date et lieu de naissance, n'auraient pas plus de sens que des syllabes jetées au vent par quelque ivrogne amnésique.
Que sauriez-vous de moi si je me contentais de l'état civil et de sa maigre exactitude : je m'appelle Marguerite Dyumasi, épouse Bâ, née le 10 août 1947 à Médine, cercle de Kayes ?
Il vous manquerait l'essentiel, ma relation familiale avec le patriarche Abraham, les pouvoirs nyama de ma caste des Nomous, les folies incontrôlables de mon fleuve Sénégal et bien d'autres révélations propres à vous éclairer sur la nature véritable de cette Africaine qui se présente à vous, fille, femme, mère et grand-mère. Comment, sans me connaître, pouvez-vous décider de me fermer ou de m'ouvrir les portes de la France?
Quant à mon sexe (rubrique n° 4), comment le résumer à une simple croix griffonnée dans le carré M ou F ? Comme la suite vous le prouvera, il garde en lui des mystères qui débordent largement ces classifications sommaires.
La vie est une, Monsieur le Président. Qui la découpe en trop petits morceaux n'en peut saisir le visage. Que sait du désert celui qui ne regarde qu'un grain de sable ?
Au fait, me répète mon avocat-scribe, au fait, madame Bâ, je vous en supplie ! Vous croyez que la République française n'a que cette seule préoccupation : prêter l'oreille aux plaintes d'une obscure demandeuse de visa ? Évidemment, il a raison: Je ne dois pas me laisser entraîner par le courant des mots. Il faut vous dire que je suis née sur les bords du Sénégal. Les habitants du fleuve n'ont pas de frein dans leur tête. Je vais faire mon possible. Je vous promets la brièveté. Enfin, toute la brièveté compatible avec la vérité soninkée, celle qui vient des oiseaux.